« On n’écrit pas pour rêver le monde, on voudrait que le monde ressemble à notre rêve. Pouvoir les yeux ouverts enjamber la fenêtre pour tomber dans un univers qui épouse notre rêve. »
Dany Laferrière, Tout ce qu’on ne te dira pas Mongo (Mémoire d’Encrier, 2015)
C’est déjà exceptionnel en soi de réunir à Bruxelles une dizaine d’écrivains haïtiens, venant de Port-au-Prince, de Paris et de Montréal.Cela devient encore un peu plus extraordinaire quand ils y participent à une émission dans la salle à manger de Dany Laferrière, qui les a conviés, avec la complicité de Rodney Saint-Eloi, à un repas littéraire. Ce qui est tout à fait hors normes, c’est que le public bruxellois a pu assister en direct à cette émission, invité dans les studios, observant les convives de Dany Laferrière, en train de se nourrir de littérature et autres mets de choix. Une émission, une vraie ! Avec des écrans de retransmission en direct ! Tout/le/monde se sentait invité à enjamber la fenêtre de la salle à manger de Dany Laferrière, et tomber dans l’univers rêvé d’un repas entre amis écrivains.
Ci-dessous, un petit aperçu de l’ambiance qui régnait à cette table; c’est l’entrée. Le plat principal et le dessert sont visibles en cliquant sur ce lien.
Bande-annonce émission « Dany Laferrière invite à sa table » from zin tv on Vimeo.
Rien qu’en regardant ces quelques images et en écoutant attentivement ces échanges, sur un ton léger mais percutants, on peut déjà sentir combien les œuvres d’écrivains haïtiens sont à visages multiples et portent un regard particulier sur le monde depuis Haïti et son histoire qui, comme on le sait, est ponctuée de nombreux séismes (politiques, sociaux et naturels). Ceux-ci n’ont jamais été un frein à la création littéraire. Et celle-ci se poursuit de génération en génération. Comme on le voit autour de la table, de jeunes auteurs et poètes développent un imaginaire de la modernité dans une mondialité omniprésente, depuis Haïti ou ailleurs.
Le voyage est une belle porte d’entrée dans cette diversité d’expression littéraire. Qu’il soit géographique ou symbolique, réel ou imaginaire, vécu ou intériorisé, le voyage est présent dans de nombreuses œuvres de littérature haïtienne contemporaine. Sans vouloir l’ériger en thématique transversale, le voyage comme métaphore du changement, du bouleversement, de la marche en avant, de l’exil, de l’aller et le retour, symbolise la grande diversité qui caractérise cette littérature. Surtout qu’elle est partout, elle voyage sans cesse, dans le temps et dans l’espace. Nombre d’auteurs d’ailleurs se réfèrent à Haïti et à sa littérature. Nombre d’auteurs haïtiens voyagent à travers le monde, d’un événement littéraire à l’autre. Ces voyages, réels et imaginaires, nourrissent des identités plurielles, des identités « rhizomes »… Quelques soient les mots utilisés, on sait combien Haïti et sa littérature est une fenêtre ouverte sur le monde.
Ainsi s’est donc inaugurée cette grande fête de la littérature haïtienne le 7 juin 2017 au Botanique à Bruxelles. Les rencontres, lectures, performances se sont ensuite enchaînées encore pendant deux jours et deux soirées.
Les midis du roman au jardin, ont permis d’entendre les confidences des auteurs, dans une ambiance décontractée où le vent portait la voix de l’autre côté des romans.
Nous vous proposons des citations de romans présentés, une invitation à découvrir et à lire, encore et encore :
« On se sent enfermé, cloîtré dans un décor construit par un dieu facétieux et, de rage, on cherche la première occasion pour foncer et passer à travers la cloison du mirage. Mais le décor est un labyrinthe. Gary Victor, Les temps de la cruauté, Philippe Rey, 2017.
« Ici, tout le monde vient d’ailleurs. Les racines des uns se sont entremêlées à celles des autres pour devenir un seul et même tronc. Aux multiples ramifications certes, mais un tronc unique. A vouloir les dénouer, on risque le dessèchement du tronc tout entier. », Louis-Philippe Dalembert, Avant que les ombres s’effacent, Sabine Wespieser, 2017.
« L’amour est déjà un fardeau bien lourd. Quand on y ajoute un sentiment de merci, non de m’avoir fait naître, ce qui n’est pas toujours une bonne chose, mais d’avoir bien voulu de moi et d’assurer mon bonheur, on se perd, on ne sait plus comment aimer, comment dire, comment faire. », Néhémy Pierre Dahomey, Rapatriés, Editions du Seuil, 2017.
« Tous ces non-dits étouffés depuis Dieu seul sait quand, étaient, à mon avis, des formes flagrantes de cette mort quotidienne et éternelle qui va au-delà du temps qui passe », Makenzy Orcel, L’ombre animale, Zulma, 2016.
« Le pays, c’est ce lieu qui vous enveloppe comme votre peau et dont vous n’arriverez jamais à vous défaire. Le pays, c’est à la fois une réduction et un agrandissement de vous-même. Le monde à la mesure de l’individu. », Emmelie Prophète, Le bout du monde est une fenêtre, Mémoire d’Encrier, 2015.
Comme le suggérait joliment Marie Chaudey, journaliste pour le magazine La Vie, dans son article du 15 décembre 2016 dernier "Haïti, le pays dont les poètes sont les héros", on ne peut parler d'Haïti, ni de littérature haïtienne sans entendre ses poètes. AYITI LA ! a tenu faire la part belle à la poésie et aux poètes pendant ces trois jours de rencontres, surtout qu'il y avait autant de poètes qu'il y avait d'écrivains.... Ils se passaient le micro, récitaient, scandaient, disaient leurs poèmes, ceux des autres. Un apéro poétique magique !
Après ce moment de pure poésie, nous annoncions une rencontre plus « politique » autour de la thématique « Littérature et mondialité ». La poésie et l’imaginaire ne précèdent-t-ils pas, ou ne devraient-ils pas toujours précéder la politique ? La littérature ne permet-elle pas de transcender les systèmes établis et de se rapprocher de la mondialité, une façon pour chacun d’être citoyen du monde, en lien avec l’Autre, dans toute sa diversité, dans l’échange. La thématique est vaste, le pannel est important et pourtant chacun a pu à travers la lecture de ses textes exprimer sa façon d’entrer dans la mondialité.
Nous avons eu la chance d’accueillir ce soir-là Felwine Sarr et Dorcy Rugamba pour élargir la discussion sur la mondialité à des artistes/écrivains du continent africain. Avec « Afrotopia », le dernier livre de Felwine Sarr, ce dernier nous propose une utopie pour l’Afrique en devenir. L’Afrotopia vise à « articuler une proposition africaine de civilisation en dehors d’une dialectique de la réaction et de l’affirmation, sur un mode créatif ». Ce livre traduit une croyance profonde que les artistes, les écrivains ont un rôle important à jouer pour définir les contours de cette utopie. L’utopie ne demeure-t-elle pas l’un des piliers de la création artistique, l’un des ressors de l’énergie créatrice ? Que peut faire la littérature pour écrire le monde ?
Comment penser le monde à partir de Dakar, Port-au-Prince ou Kigali ? Comment se construisent les imaginaires dans cette mondialité omniprésente ? Sans pouvoir reprendre toutes les interventions dans ce court article, nous ne pouvons bien évidemment qu’inciter chacun à lire les textes.
« Viendra un jour un peuple de maçons de dernière heure, qui se retournera d'un seul bond, en reptilien boomerang contre les murs. Un peuple de maçons, comme nouvelle cheville ouvrière de la destruction des murs », James Noël, La migration des murs, Galaade, 2016
« Écrivain et éditeur, je voudrais pouvoir effacer les frontières et rêver archipel, rassembler les terres, foutre la mer dehors pour que les îles ne soient plus séparées. Pour pouvoir faire foule et rêver ensemble d’une remontée en humanité, d’un cri et d’un destin communs. » ,Rodney Saint-Eloi, Passion Haïti, Éditions du Septentrion, coll. Hamac, 2016.
« Il faut rester vigilant. L’exil est la plus grande école de conduite. On devrait envoyer tous les enfants faire un stage à l’école de l’exil. À ce jour, seuls les damnés de la terre semblent bénéficier de ce cours magistral. Dans cette obligation d’observer attentivement l’autre, on se découvre parfois. En analysant ainsi chacun de ses gestes, cela prend un temps avant de voir qu’on était en face d’un miroir.», Dany Laferrière, Tout ce qu'on te dira pas Mongo, Editions Mémoire d'Encrier, 2015.
Ayiti La! Une occasion également de rendre hommage à Jacques Stephen Alexis par la projection du documentaire "Mort sans sépulture" en présence de son réalisateur Arnold Antonin. Jacques Stephen Alexis est certainement l'un des plus éminents écrivains d'Haïti et de la Caraïbe. Revenu en Haïti en 1961 après un long périple à l'étranger, l'auteur de "Compère Général Soleil" et de "L'espace d'un cillement" est enlevé, et est, depuis lors, porté disparu avec quatre de ses compagnons. Ce film montre les efforts pour retrouver sa trace et décrypter le mystère de sa disparition. En même temps, il nous porte à découvrir le révolutionnaire, le penseur, l'homme de science, le père aimant et l'immense écrivain. C'est tout récemment qu'on a découvert également son livre "L'Etoile absinthe", roman inédit publié à titre posthume par les éditions Zulma (2017). Une rencontre-hommage à Jacques Stephen Alexis a eu lieu après le film avec Gary Victor, Néhémy Pierre et Emmelie Prophète.
Le mot de la fin a été donné à James Noël, qui seul détenait la magie pour nous proposer une soirée IntranQu’îlle, Insurrection amoureuse, comme apothéose à Ayiti La ! Il nous a invité à plonger dans le bain d'IntranQu’îllités, une revue tumultueuse et sans frontière qui évolue dans l'union libre des genres pour capter les vibrations et les imaginaires du monde, par le prisme de la beauté. Née par la force des choses au lendemain du séisme de 2010, IntranQu’îllités est conçue par ses fondateurs, James Noël et Pascale Monnin, comme une revue de grande magnitude à partir de la faille même, pour contrarier les certitudes et les idées reçues, et ainsi donner libre cours à tous les vents du monde.
Le voyage est toujours au cœur d’Ayiti la ! Haïti a développé une tradition de terre-de-passage, de terre-carrefour pour les artistes et les écrivains et autres intellectuels. Ils se fréquentent, discutent, élaborent des théories, créent des revues, se réunissent au sein de mouvements… La revue IntranQu’îllités en est probablement le témoignage actuel et vivant. Quatre numéros ont déjà vu le jour. Le dernier, « Manisfeste pour un nouveau monde » rassemble pas moins de 150 contributeurs pour une « Haïti de luxe, putain! » Un monde luxuriant et révolté qui invite à la tendresse.
« Marchons. Courons. Volons vers l'étoile. Que le temps ne nous échappe plus. N'arrêtons pas notre univers au microcosme de l'autre. Libérons-nous de sa gravité. Nous ne sommes pas des astéroïdes, des débris d'astre, des atomes. Nos ailes sont faites pour naviguer vers les comètes et les plus belles galaxies. », Martine Fidèle, Vers les comètes, dans « Manifeste pour un nouveau monde », IntranQu'îllités, Editions Passagers des Vents, 2016.
Une soirée pour vivre l’intranqu’illité, à travers des interventions de tous les auteurs invités et des lectures/performances lumineuses de Marc Alexandre Oho Bambe, Geneviève Damas et Dorcy Rugamba, tous contributeurs de la revue. C’est Babx, poète-pianiste, qui a accompagné les lectures et qui a illuminé cette soirée d’une interprétation magistrale d’un poème de Gaston Miron.
Il y a toujours une fin à ce genre d’événement. Le voyage par contre n’en connaîtra jamais. Lire les poètes et écrivains haïtiens et tous les auteurs et artistes qui ont été en contact avec Haïti, est en soi un voyage imprévisible et sans fin. Laissons-nous happer par ces forces créatrices toujours renouvelées et rendons hommage à ces auteurs et poètes haïtiens qui nous ont quittés ce même mois de juin 2017, Jean-Claude Fignolé, Claude Pierre et Serge Legagneur. Ce qu'il y a de bien dans le voyage, c'est qu'on peut le faire dans le temps, dans l’espace, mais aussi dans l’imaginaire. Lisons-les !